vendredi 23 décembre 2016

SEMAINE 3 - Festival Souar-Souar

5 au 11 décembre 2016

Seulement une semaine depuis la dernière mise à jour du blog… pourtant c’est comme si c’était il y a un mois ! Nous avons toujours cette impression que chaque journée en contient trois, bien distinctes et vibrantes (bouillantes ?) d’impressions, d’informations, de découvertes, de dialogues complexes entre langues et cultures souvent aux antipodes. L’avant-midi, de 9h jusqu’à environs 13h, tout grouille, les plans changent souvent, on est souvent en adaptation/réorganisation pour arriver à répéter au minimum 6h par jour. L’après-midi, période transitoire où le soleil est direct et où la chaleur est intense, se termine abruptement à 17h30 alors que le soleil tombe en à peine 10 minutes. Puis c’est la soirée, cette « journuit » où tout (re)commence — et ça dure jusqu’à minimum minuit-1h. N’Djamena est silencieuse pendant environ deux heures. À partir d’environ 3h30-4h la prière commence, les chiens aboient — ce qui réveille les coqs, et la vie reprend ! Le soleil se lève peu avant 6h. À 9h, le soleil plombe déjà et il fait au moins 27-30 degrés Celsius à l’ombre. À 13h, ça varie entre 35 et 40 degrés. En plein soleil c’est quelque chose…! Le corps travaille fort. Personne n’a envie de courir d’un endroit à l’autre. Le rythme africain est différent, oui : il est dilaté par la chaleur !

C’est drôle… cette semaine a été vécue un peu comme la fin de la « Lune de miel » et le début de la « vraie vie ». C’est vrai pour nos trois duos de collaborateurs (Mathieu/Taigue, Geneviève/Frédéric, Étienne/Cyril) et c’est également le cas pour nos trois Canadiens s’adaptant à la vie tchadienne et se créant une nouvelle forme de routine et d’habitudes. Dans la création comme dans la vie quotidienne, nous avons tous dû nous adapter à des conditions changeantes et souvent incertaines, au stress grandissant que provoque la contrainte du temps, et à la fatigue croissante qui fait tomber les masques et révèle la nature de chacun. C’est un processus très sain en création comme dans la vie. Cela a mené, cette semaine, à de grands fous rires, à de grands moments de doutes, à de superbes découvertes mais aussi à certaines frustrations et à des mises au point majeures. En fait, tout est dans la façon de mener ces mises au point : respecter l’autre, se respecter soi-même, rester curieux et à l’écoute… et surtout savoir être conscient de la grande différence qui nous unit toutes et tous (ahhh, ce merveilleux paradoxe du vivre-ensemble !). 

Dans la catégorie "petites absurdités tchadiennes" : un sapin de Noël  à N'Djamena !



Festival Souar-Souar
Du 6 au 11 décembre se tenait le Festival international de danse Souar-Souar, où des compagnies de 21 pays différents ont proposé des spectacles de danse contemporaine, urbaine et traditionnelle un peu partout à N’Djamena. Un rendez-vous maintenant incontournable dans le panorama des festivals d’Afrique. Les activités du festival se déroulaient principalement dans trois lieux différents : l’Institut français du Tchad (IFT), le Ballet National (où se trouve le village du festival : plein de kiosques, de restauration, avec un grand espace pour manger, boire, rencontrer les festivaliers, etc.) et l’espace culturel Baba Moustafa. 

Cette année, le festival a été marqué par quelques problèmes d’organisation dûs entre autre au manque de financement. En effet, le ministère de la culture du Tchad (il y en a un, mais tout le monde en parle avec un sourire en coin) avait promis un montant substantiel aux organisateurs de l’évènement, et n’a pas tenu ses promesses. Un représentant du ministère a tout de même eu le culot de venir faire un discours à l’ouverture, où il louangeait le festival et ses organisateurs, en célébrant au passage le président de la République. Fortes réactions de cynisme dans la salle pendant le discours…

Résultat : nous n’avons souvent pas eu accès aux salles de répétitions que nous avions réservées et nous avons constamment réorganisé l’horaire de travail en cours de route, passant d’un lieu à l’autre et d’une plage-horaire à l’autre en essayant de gérer les contraintes de chacun : les créateurs qui ont besoin de temps d’exploration, les musiciens qui ont besoin de matériel concret pour travailler, les cinéastes qui n’ont que tant d’heures de lumière dans la journée et qui réclament des moments d’entrevues avec l’équipe. Nous avons appris en milieu de semaine que l’horaire des spectacles tel qu’inscrit dans le programme était changé de fond en comble (par exemple certains étaient programmés le jeudi alors que leur vol de retour était le jeudi… ça peut être problématique !). Ainsi, on nous a dit mercredi que nous n’allions pas jouer le vendredi 9 décembre mais bien le samedi 10 décembre. Une journée supplémentaire de création !!! Le luxe !

Mis à part les problèmes logistiques, nous avons eu la chance d’assister aux spectacles des premiers jours (mardi et mercredi) — jeudi et vendredi on a passé nos soirées/nuits en répétitions ou en train de préparer les accessoires, costumes, bande son, etc. Chaque soir, une dizaine de prestations (entre 5 min et 1h) étaient proposées au public. 

Le spectacle d’ouverture du slameur Burkinabé Smokey, "Nuits blanches à Ouagadougou", a ouvert le bal de façon fracassante, troublante et bouleversante. Accompagné de quatre danseurs, il relate la révolution  populaire qui a mené au récent renversement du régime. Grand poème bougé exprimant le soulèvement du peuple, le sang versé et les vies brisées pour permettre aux générations futures de vivre une vie meilleure. Malgré quelques longueurs et quelques redites, le texte est fort, il fait réfléchir et il se veut un appel à la mobilisation populaire. Il faut dire que Smokey était un des principaux leaders de cette révolution. D’ailleurs, il est arrivé à N’Djamena à 14h mardi et il quittait à 22h juste après le spectacle (les organisateurs du festival avaient peur qu’il prenne trop de place dans l’espace public et que les autorités s’en mêlent). 

Autre point fort : la danseuse Marion Alzieu (Compagnie MA'), qui dansait dans le spectacle des Burkinabés et qui a aussi présenté un duo et un solo. Cette bougeuse extraordinaire envoute le public par la précision de ses mouvements, par la clarté de ses gestes et par son style mélangeant danse contemporaine/mime/clown rappelant les grands moments de James Thiérrée. C’est à la fois percutant, sensible, drôle, tendre… elle est sans aucun doute mon coup de coeur du festival.

Enfin, nous avons assisté avec grand bonheur au résultat du travail mené pendant dix jours par les trois chorégraphes allemandes (sous la direction d'Anna Konjetzky) avec les danseurs de Taigue et les sept réfugiés de la région de Maro. Quel beau travail, tendre et touchant, ayant comme thème « qu’est-ce que je changerais dans ma société ? ». 

L’équipe s’agrandit!
L’ambassade d’Allemagne a, à la dernière minute, débloqué des fonds pour que les danseurs de Taigue, accompagnés de la dramaturge Sarah et du photographe/traducteur Ibrahim puissent nous accompagner dans les camps en décembre et en janvier afin de mener un projet de recherche auprès des réfugiés, menant à un spectacle de danse inspiré par la réalité des réfugiés — spectacle qu’ils créeront dans les mois qui viennent. Quelle belle nouvelle !! Nous allons donc passer beaucoup plus de temps avec cette belle bande de superbes personnes à qui nous avons donné des ateliers pendant trois jours à notre arrivée à N’Djamena ! Nous aurons aussi l’occasion de créer de courts spectacles en collectif, que nous proposerons aux habitants de Goré ! Joie !

Création — doutes, étincelles, éclatements
Malgré les soucis d’horaire et de réservations de salles, nous avons réussi à monter 20 minutes solides de matériel très différent du 20 minutes préparé à Moncton en 2015. Nous nous sommes concentrés sur la « Zone Rouge » qui isole certains pays d’Afrique — dont le Tchad. Nous avons poussé plus loin la rencontre entre jeu clownesque et danse contemporaine et la recherche d’un rapport au public rendant ces deux formes possibles en même temps. Nous avons été très agréablement surpris du retour positif du public (rappelons-nous l’extrême honnêteté du public tchadien en cours de représentation…) et des collègues. Beaucoup nous ont dit que c’était trop court, qu’ils en voulaient plus, que 5 minutes ce n’est pas assez (je rappelle qu’on a présenté 20 minutes !). 

En répétition à l'IFT
Taigue et moi trouvons progressivement une manière de concevoir le travail ensemble malgré les différents réflexes de création et les différentes méthodes d’écriture scénique. Cela requiert, de part et d’autre, une grande ouverture et une grande curiosité envers l’Autre, et en même temps une grande confiance en nos propres aptitudes afin de défendre clairement nos approches distinctes et d’inviter l’autre à nous y rejoindre. Heureusement nous souhaitons tous les deux assumer et provoquer les chocs (culturels, formels, linguistiques) plutôt que d’opter vers un nivellement un peu boiteux. 

Le duo Étienne/Cyril, auquel s’ajoute maintenant Renaud (associé/chef opérateur de Cyril) continue de naviguer à travers nos hauts et nos bas, et comme ils se connaissent de mieux en mieux ils se divisent le travail de façon différente et de plus en plus efficace. Étienne est confronté au clash technologique entre le Canada et le Tchad, alors qu’il rencontre de plus en plus de cinéastes d’ici. Et nous découvrons un problème inusité : exposer correctement l’image lorsque le plan contient des personnes blanches et des personnes noires…! C’est encore en chantier. Cyril, de son côté, doit gérer le fait de filmer avec une équipe de Blancs (« nasara »), ce qui demande son lot d’autorisations, de permissions, d’explications supplémentaires, etc.

Geneviève et Frédéric ont, de leur côté, vécus de plus grandes difficultés. Plus le travail avançait et plus le mur séparant les univers musicaux, artistiques et personnels semblait insurmontable. Ce joueur solitaire, un griot qui fait la même chose depuis trente-cinq ans et qui le fait très bien, n’arrivait pas à prendre sa place dans un processus de création collaboratif et expérimental. Qui plus est, le griot est, traditionnellement, muni d’un don envoyé par Dieu et par lequel il gagne sa vie. Il est donc peu enclin à transmettre son art ou à voir sa voix et sa musique transformés, dénaturés, mélangés à d’autres formes et d’autres styles. En parallèle, il semble que Frédéric vit de grands problèmes personnels et familiaux à l’extérieur du processus que nous menons, et son implication dans le travail en a beaucoup souffert. Mercredi matin, Geneviève nous avouait difficilement se sentir larguée et peu respectée par Frédéric lorsqu’ils travaillent seuls tous les deux. Mercredi PM, il est arrivé en répétition trois heures en retard et en boisson… Nous l’avons gentiment renvoyé chez lui.


Après excuses et explications, nous avons continué à travailler jusqu’au spectacle le samedi mais nous avons convenus tous ensemble qu’il valait mieux que le voyage s’arrête pour lui dès lundi. Il sera donc remplacé par le percussionniste Ngarta, collègue de Taigue depuis 2006, percussionniste en chef au Ballet National de N’Djamena avec un pied dans la tradition et l’autre dans la création (il a été membre du groupe « Tibesti » pendant plusieurs années, et a tournée en Europe et partout en Afrique). Ngarta va nous suivre dans les camps de réfugiés et intégrer le processus de création. C'est donc un nouveau chapitre qui s’ouvre de ce côté !

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