vendredi 23 décembre 2016

SEMAINES 4 et 5 - Goré : gérer l'imprévu !

12 au 20 décembre 2016

On s'en va... là !


Dans la vie il y a le plan... puis il y a la vraie vie.


Le plan :

lundi 12 décembre
préparation pour le départ, lavage, ménage, bagages, courses, etc. 

mardi 13 décembre
départ à 11h
route de 600km sur des routes parfois difficiles, durée : 8h
Étienne prend des images de la route et du voyage 
arrivée vers 19h-20h à Goré, installation dans nos appartements du UNHCR

mercredi 14 décembre
rencontre des autorités UNHCR/préfet et autres à Goré en AM
PM : visite du camp de Gondjé et rencontre des responsables
présentations, échanges avec les réfugiés (ils nous montrent leurs danses)

jeudi 15 décembre
visite du camp d’Amboko et rencontre des responsables
présentations, échanges avec les réfugiés (ils nous montrent leurs danses)

vendredi 16 décembre
AM : ateliers/formations à Gondjé
PM : ateliers/formations à Amboko

samedi 17 décembre
présentation d’un spectacle à Goré en PM (danseurs de Ndam se na et la création que nous avons présentée au Festival Souar-Souar)

dimanche 18 décembre
repos

… puis on reprend les ateliers du lundi au jeudi et on quitte pour N’Djamena vendredi le 23 décembre. 


La vraie vie :

Cinéma Le Normandie
Lundi 12 décembre
Après les préparatifs, nous sommes allés au cinéma Normandie (seule salle de cinéma au Tchad) voir l’avant-première du film « Wulù  - le chien ». Le réalisateur est Malien et le producteur est Français. Belles rencontres sur place — l’équipe de production et l’acteur principal étaient présents pour répondre aux questions. Nous avons fait la rencontre de David Smith, un Canadien qui habite en Afrique depuis une trentaine d’année. Il met sur pied des postes de radios afin que les communautés de différents pays d’Afrique puissent recevoir les informations et se doter d’un système de communication collectif et accessible. Un monsieur super intéressant que nous tenterons de recroiser puisqu’il sera au Tchad pendant les quatre prochains mois afin d’installer des antennes dans les zones frontalières du Nigéria où Boko Haram fait des ravages (la radio permet aux habitants de s’informer de la présence des membres du groupe armé et donc de sauver des vies). On se couche tôt en vue du départ vers Goré mardi !

Mardi 13 décembre
Pas mal fier de mon Tetris !
Nos bagages sont prêts et à 11h on est tous les trois très fébriles, parés pour le départ ! La voiture doit passer au garage pour inspection et une dernière signature de papiers est nécessaire pour la route. On est censé retrouver les autres membres de l’équipe au Ballet National, alors qu’ils partiront en autocar et que nous quitterons en voiture. Au total, nous sommes 15 personnes qui quitterons N’Djamena vers Goré !

Sur la rouou-te deee Goré... ! (ça c'est le super beau tronçon)
À 14h les papiers de la voiture ne sont pas encore réglés (vive l’administration tchadienne). Petite impatience en se rendant compte qu’on ne pourra pas vraiment faire d’images de la route puisque le soleil se couche à 17h30. À 16h nous quittons N’Djamena… Et nous découvrons ce que ça veut dire « des routes difficiles ». Wow. Il y a une partie de la route qui est bitumée… mais il y a d’immenses dos d’ânes à l’entrée de chaque village et la route est parsemée de trous/crevasses entre les villages. Parfois le bitume fait place à la terre/au sable. Sur 600 km, il y a environ 120 km qui sont en très bon état. Le reste, c’est de la gestion de trous, dans le noir, et on passe de 80 km/h à 10 km/h à des arrêts nets… pendant pratiquement tout le voyage. Résultat : nous arrivons à 4h du matin à Goré ! Les derniers 110 km ont duré près de 2h30 — la route a fait place à un sentier de sable à travers une forêt dense. L’euphorie a fait place à une forme d’apathie silencieuse…  Une partie de mon être a accepté que je passerais l’éternité dans cette voiture, brassé de gauche à droite par les bosses, dans le noir. 

À notre arrivée, Goré étaient endormie. Sans électricité sauf devant les bâtiments du UNHCR. La  personne censée nous accueillir dort depuis longtemps. En attendant qu’elle revienne, Roger nous fait remarquer que l’essence est dans le rouge depuis 70km… et qu’on est chanceux que la voiture ne se soit pas arrêtée alors que nous étions en brousse. Sur cette remarque, la voiture s’éteint. À 4h du matin, nous poussons la voiture afin qu’elle ne soit pas au milieu de la route. 



Notre contact du UNHCR arrive avec une minivan, et nous emmène au « compound » fraîchement construit où nous allons habiter. On s’endort très vite.

Pouuuusse...!

Mercredi 14 décembre
Le compound
On se réveille au compound. Grand espace emmuré où plusieurs ONG ont leurs bâtiments. C’est très beau, on est dans la verdure, et ça contraste fort avec N’Djamena ! Les rendez-vous du matin ont été repoussés à l’après-midi, 13h. On rencontre les représentants du HCR, les représentants du CNARR, les autorités de la ville de Goré. Il est essentiel que tous nous voient, nous serrent la main et revoient les autorisations que nous avons recueillies à N’Djamena pour faire le projet. Jusqu’à 17h nous nous présentons devant beaucoup de gens, et chaque fois l’accueil est chaleureux, le projet est louangé et on nous souhaite la meilleure des chances. Comme personne n’a le droit d’être dans les camps après 17h30, nous remettons notre arrivée dans les camps au lendemain.

Goré est une ville d’environ 80 000 habitants. Aucune route goudronnée, un grand marché central, une atmosphère beaucoup plus sereine qu'à N’Djamena. Les gens sont souriants, la nourriture y est fraîche, moins chère et absolument délicieuse. On est très heureux d’y poser nos valises pour les prochains 10 jours. 

Le camps de Gondjé
Jeudi 15 décembre
Dès 8h30 nous reprenons les rencontres avec les représentants de la préfecture (Monsieur le Préfet lui-même) et d’autres département du HCR. Tout est enfin OK pour que nous puissions aller dans le camp de Gondjé !

On arrive à Gondjé sur l’heure du midi. Je suis très, très excité. Enfin on y est, après trois ans de préparation pour y arriver ! On y rencontre d’abord le président du groupe des danseurs, nommé Masta. Infirme, il nous accueille en chaise roulante, et nous offre chaleureusement de visiter le camp. Les chaises roulantes distribuées dans les camps sont très ingénieuses. Il s’agit d’un siège/chaise monté sur deux roues de bicyclettes, actionnées par une chaîne et des pédales placées au niveau de la poitrine et tournées à bras. L’effet de levier créé par la chaîne permet de se déplacer plus facilement dans le sable. Masta est accompagné de Samuel, ancien président du groupe des danseurs. Samuel me raconte qu’il est Tchadien, que ses parents ont été tués pendant la guerre de 1979 et qu’il s’est sauvé vers la Centrafrique. Il y a fait sa vie, s’est marié, a fait des enfants, est « devenu » Centrafricain. La guerre en Centrafrique au début des années 2000 n’a pas épargné sa famille, et il s’est vu contraint de se réfugier au Tchad, dans ce camp où il habite depuis 2006 puisqu’il n’a plus d’attaches au Tchad.

Nous rencontrons le président du camp, nommé Youssouf. Le camp contient quatre « Zones » divisées en quartiers (chaque zone contient de quatre à huit quartiers). Au total, vingt-quatre quartiers composent le camp de Gondjé. Chaque quartier a un représentant élu, et ces représentants élisent à leur tour les représentants des quatre Zones. Un président représente l’ensemble du camp, qui contient environ 15 000 personnes. 

Nous visitons à pied le camp de Gondjé, et nous rencontrons les habitants. C’est immense. En 2h, nous marchons au travers de seulement deux des quatre zones ! Gondjé est devenu, en quelques années, un véritable village. Il n’y a plus de tentes. Les familles se sont établies et grandissent sans arrêt. Les tentes ont été remplacées par des maisons en boue et par des concessions. Plusieurs fermettes abritent de nombreux animaux. Marchands, fermiers, artisans, travailleurs dans les champs, école, champs de foot… tout y est. Les gens ici se sont organisés, et se sont bien organisés. 

Ça commence...!
En début-PM, nous nous rendons à « l’espace des jeunes » où nous donnerons les ateliers. À notre grand étonnement il n’y a personne. On nous explique qu’aujourd’hui, jeudi, la grande majorité des habitants du camp sont exceptionnellement dans les champs. Hier, les nomades (les Peuls) sont arrivés avec leur bétail et leur présence menace de détruire les récoltes. Il faut donc récolter le mil d’urgence. 

On sort tout de même les tam-tams et le saxophone. Geneviève jamme avec Ngarta et les danseurs de Ndam se na esquissent quelques pas de danse. Les enfants s’attroupent discrètement. Je sors un nez rouge et commence à improviser avec eux. Les danseurs Hervé et Raïm se joignent à moi. Improvisation libre de 30 minutes dans l’espace des jeunes. On s’amuse comme des fous. Les enfants sont de plus en plus nombreux. Ils rient, ils ont peur, ils sont fascinés par ce qu’ils voient et entendent. 

Vers 15h les adultes commencent à arriver. Un cercle se forme progressivement. Les danses sont de plus en plus nombreuses. Finalement un groupe de près de 200 personnes est réuni. Les danseuses du camp nous présentent leurs danses. Les danseurs de Ndam se na dansent également. Le saxophone accompagne quatre tam-tams. C’est la fête, et c’est complètement enivrant ! 

Premiers jeux
Vers 16h30, on se réunit afin de présenter l’équipe et de parler aux réfugiés. 
On apprend que les choses ne sont pas si roses qu’elles ne le semblent. Taigue n’est pas venu depuis 2012 et on lui reproche d’avoir abandonné les danseurs de Gondjé et d’Amboko. Dans le camp d’Amboko, il ne reste plus du tout d’activités de danse. À Gondjé, le groupe d’une cinquantaine de personnes s’est progressivement effrité: ils ne sont maintenant plus que seize et aucun homme ne fait partie du groupe. Des tensions sont nées entre les membres du groupe, leurs demandes au HCR pour des costumes et du matériel ont été systématiquement refusées, et ils ne sont plus appelés pour aller faire des spectacles — ce qui leur permettait une certaine rémunération. La déception est palpable.

Taigue explique qu’il a travaillé avec eux de 2005 à 2012, qu’il a d’autres projets dans d’autres camps, avec d’autres réfugiés, dans d’autres pays, et qu’il ne reçoit pas les moyens nécessaires pour venir à Gondjé tous les ans. D’autre part, il leur explique qu’ils ne doivent pas attendre que les choses arrivent, qu’ils doivent être proactifs et développer eux-même leur travail à partir des outils qu’ils ont reçus pendant plusieurs années. En quelques minutes, Taigue les exhorte à s’organiser, à se réunir, à se redonner eux-mêmes la force nécessaire pour continuer. Il explique que nous serons ici pendant 10 jours, puis du 4 au 17 janvier. Le rendez-vous est donné pour le lendemain de 9h à 12 et de 14h à 17h, en leur disant de réunir tous les anciens participants, dont les hommes, pour profiter des nouveaux outils que notre équipe leur offre. 

En rentrant, nous convenons ensembles qu’il vaut mieux concentrer nos énergies à Gondjé cette semaine et garder Amboko pour notre retour en janvier. 
Enfants de Gondjé


Coupé-décalé avec Hervé ! Toofan !!
Vendredi 16 décembre 
À 9h30 nous faisons l’appel au camp de Gondjé, avec tam-tam et danses. Les gens tardent à arriver. 

Finalement le groupe s’agrandit. En après-midi, c’est plus de trois-cent cinquante personnes qui sont présentes afin de suivre ou de regarder les ateliers. Nous faisons tous les trois environ une heure d’atelier chacun, en guise d’introduction à nos formations en chant, en danse et en théâtre. Plus de 75 personnes suivent les trois ateliers. Beaucoup de jeux, de brises-glace, d’animations, etc. Le momentum semble s’installer. La joie est palpable. 

À 17h30, nous devons quitter alors que les gens du camp nous demandent de rester jusqu’à 18h ou 18h30 (tombée du soleil). Nous leur expliquons que ce n’est pas possible — règlements du HCR. 




Discussions avec les participants


Samedi 17 décembre
Le samedi, deux danseurs sont blessés et le spectacle est remis au mercredi soir. Nous en profitons pour faire une réunion afin de planifier la suite des activités. Une grande partie de la journée y passe — c’était nécessaire. 

L’équipe de tournage explique les besoins, les envies et ce dont ils auront besoin de notre part d’ici notre départ jeudi : entrevues de fond, impressions à chaud pendant la journée, prises de rendez-vous afin d’interviewer les autorités responsables… la liste est longue. 

De notre côté, nous devons faire un choix radical : abandonner les activités à Amboko pour se concentrer sur le momentum grandissant de Gondjé, en décembre comme en janvier. Nous informerons les gens d’Amboko qu’ils sont invités à se rendre à pied aux activités de Gondjé. Diviser nos efforts sur deux camps nous semble futile et ne fera que diluer notre travail ainsi que la confiance que nous souhaitons rebâtir avec les gens de Gondjé. 

Le groupe de 75 personnes d’âges variés pose aussi problème. En effet, nous constatons que le chant et le théâtre s’enseignent difficilement à un groupe aussi grand, à l’extérieur, entouré d’un public très participatif. L’écoute et la concentration sont très difficiles. Pour la danse, qui s’enseigne en rangs, avec musique forte et mouvements répétitifs, ce n’est pas un problème… mais ce n’est pas la même dynamique. Nous allons donc revoir le format d’ateliers :

9h-9h30 : Appel aux tam-tams
9h30-11h : Chant avec groupe réduit (le matin il y a moins de gens), à l’intérieur du petit bâtiment construit sur la place des jeunes. 
11h-12h30 : Théâtre (avec un groupe de 30 personnes — nous allons créer une liste)
12h30-14h30 : Dîner — les gens doivent marcher jusqu’à la maison, s’occuper des enfants, etc.
14h30-15h : Appel aux tam-tams
15h-16h30 : Danse (avec le grand groupe)
16h30-17h : Discussion puis départ.

Marché de Goré
Miam...!


En fin d’après-midi nous visitons le marché de Goré et nous achetons tout pour faire à manger : charbonniers, charbon, un kit de chaudrons et de couverts, et plein de nourriture fraîche. Je suis enchanté ! L’équipe de tournage en profite pour faire du repérage en vue de la prise d’images au marché de Goré.

Renaud s’avère être un grand foodie et c’est un bonheur de faire le marché avec lui (d’ailleurs il nous garde à distance afin de pouvoir négocier sans qu’on lui demande un prix de Nasara). 


Le soir : sardines frites (c’est comme des éperlans) et patates frites en entrée, suivis d’un mijoté d’agneau… on se régale !






Dimanche 18 décembre
Congé.
Geneviève et Ngarta en profitent pour se mettre à jour. Ils se partagent leurs expériences: Geneviève montre à Ngarta le travail que nous avons fait au festival Souar-Souar et nous convenons que nous répéterons ensemble les 28-29-30 décembre afin de revoir le travail maintenant que Frédéric est remplacé par Ngarta. 

Lundi 19 décembre et mardi 20 décembre
On installe notre nouveau modèle. Ça se passe de mieux en mieux. Ça semble fonctionner. On a de plus en plus de gens qui assistent aux ateliers et la division du groupe rend les formations beaucoup plus efficaces et constructives. 

Ngarta et Geneviève font ensemble les jams d’appel (à 9h et à 14h30) avec les percussionnistes formés par Ngarta. Ngarta appuie également Geneviève pour les ateliers de chant et ils se découvrent une complicité grandissante. 

Rires et poussière 
Mes ateliers prennent forme. Je dois adapter complètement ma pédagogie à ces gens qui n’ont pas les mêmes références que nous quand on parle de théâtre. Je dois revenir aux bases et accompagner le travail de recherche. Je dois expliquer et montrer plus qu’à l’habitude, et trouver une façon d’arriver à un résultat concret à la fin de chaque période de formation. C’est un beau défi…! Le groupe est composé de personnes super talentueuses. Nous explorons les bases de la création de personnages et de l’interprétation des grandes émotions. C’est super intéressant et motivant de les voir aller.

Le travail dans la poussière, en plein soleil, en action constante, est très difficile sur le corps. Nous sommes exténués le soir, et je sens que la gorge s’irrite de plus en plus. Le soir nous sommes couverts de poussière et nous mouchons noir… le silence dans la voiture sur la route du retour est éloquent. 

À cela s’ajoute une certaine fatigue psychologique. Les premiers jours, je ne voulais voir que les moments de bonheur, de rires, de surprises. Aussi, les couleurs vibrantes des habits, la grande dignité des gens qui sont là et l’énergie monstre qu’ils mettent dans le travail artistique. Plus ça avance et plus je remarque le grand contraste entre la vie qui se dégage des ateliers et la réalité du camps : beaucoup d’enfants habillés en lambeaux, une forte odeur entourant beaucoup de villageois, certains participants qui arrivent saouls aux ateliers à 10h du matin, l’enfant infirme qui se traîne tous les jours sur plusieurs centaines de mètres pour venir voir les ateliers. Lorsque nous terminons une bouteille d’eau, nous sommes soudainement entourés d’un groupe de tout-petits guettant le moment où nous allons la déposer par terre… c’est alors qu’ils se ruent pour la ramasser. Les bouteilles vides sont très utiles ici. Le camp de Gondjé se révèle être un condensé de résilience et de pauvreté, d'espoirs et de souffrance. Les deux se côtoient et évoluent ensembles. En même temps, je pourrais dire la même chose pour le monde entier, non ? 

Lorsque nous quittons, une marée d’enfants accompagne le véhicule. Ils rient, ils crient, ils s’accrochent à la voiture, tombent à la renverse. C’est à la fois très beau et parfois troublant. 

On s’habitue à la vie à Goré. Le soir on se fait à manger en faisant les retours sur les ateliers de la journée. Il y a un rythme ici qui est beaucoup plus lent que celui de N’Djamena. On se sent en campagne au creux de notre forêt de manguiers et c’est très agréable. 

Scène de vie à Goré


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