lundi 28 novembre 2016

Jour 4 - On s'installe doucement

Jeudi 24 novembre 2016

Récupération
Ce matin : récupération. Oui parce qu’il faut dire que depuis notre arrivée, les journées et les soirées (ces deuxièmes journées que j’ai commencé à appeler les « jour-nuits ») sont bien remplies. Trois jours ou trois semaines ? On ne saurait dire. C’est remarquable et merveilleux. Le cerveau et le corps travaillent si fort : le dépaysement total dans une ville devant laquelle nous n’avons aucun repère, les milliers d’impressions nouvelles qui nous bombardent chaque seconde, les nombreuses rencontres, l’encyclopédie d’informations inédites et de noms multiples qui se densifie d’heure en heure, la poussière et la chaleur intense (je rappelle qu’il fait 40 celsius à l’ombre toute la journée !), la nourriture délicieuse, parfois mystérieuse, toujours très épicée et… la bière. 

Oui. La bière. 
C’est une réalité ici, et il faut en parler. D’abord les bouteilles font 650ml. Ensuite, pas question de commander de l’eau au resto ou au bar : c’est bière, Coca, Fanta. Les deux derniers sont si sucrés qu’ils ne désaltèrent aucunement — et Dieu sait qu’on a besoin de se désaltérer. Qui plus est, ici chacun paye une ronde ! On peut donc en boire deux ou trois juste le midi en mangeant ! Sans parler du soir… Les Tchadiens sont de grands buveurs. L’alcoolisme est d’ailleurs un problème répandu. Taigue m’en a déjà parlé pas mal, et on risque d’intégrer cette problématique dans notre travail de création avec les réfugiés par le biais de la sensibilisation à la surconsommation d’alcool d’une part, mais aussi à travers les raisons politiques qui poussent la population à boire autant... L’eau est plus chère que la bière, et qui décide ? L’État décide, bien entendu. Dans un régime démocradictatorial, il vaut mieux que la population reste tranquille, vaguement heureuse et légèrement ramollie. La bière est un bon remède aux révoltes populaires… surtout en période de crise (appelée « vache maigre » ces temps-ci) où le gouvernement, ayant dilapidé tout l’argent du pétrole, retire toutes les subventions promises et affuble la population de dizaines de contrôles aléatoires (sur les voitures, les papiers, les règlements-éclairs) demandant à tout un chacun de payer 5 000, 10 000, 20 000 FCFA de sa poche. Que de possibilités de transpositions sur scène ! L’hypocrisie étatique est un matériau fort riche… et j’ai très, très hâte qu’on s’y mette !

Épiphanies et ajustements 
Grandes discussions
Alors qu’Étienne et Cyril sont en pleines discussions en ce qui concerne le réajustement technique (matériel, prise d’image, exigences des producteurs, etc.), nous passions deux heures cet après-midi à revenir tous les quatre sur les ateliers d’hier.

Première épiphanie : la bulle. J’ai fait avec eux, hier, un exercice d’introduction à l’espace scénique. On travaille sur l’espace personnel d’abord, qu’on appelle « la bulle ». Il s’agit de l’espace physique que nous occupons. Nous jouons sur l’appropriation de cet espace, sur la façon dont on le porte toujours avec soi, mais aussi sur la façon dont les bulles de chacun se rencontrent, se fondent, peuvent éclater si on ne fait pas attention, tout ça dans une perspective d’utilisation de l’espace scénique. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque Taigue m’a dit, tout à l’heure, que le mot « bulle » n’a pas vraiment de signification ici. En patois, on ne trouve pas d’équivalent, donc le mot français ne veut pas dire grand chose. Même la bulle de savon n’existe que très peu et n’est pas un jeu chez les enfants d’ici comme chez nous. Je comprends beaucoup mieux maintenant pourquoi je ne sentais pas que l’exercice levait hier. Ils faisaient bien… mais ils refaisaient ce que je faisais ! Ils n’avaient pas la liberté d’explorer parce que la référence que je leur donnais n’avait aucune signification ! 

S’ensuit une discussion sur la signification de cet exercice, pour Taigue et Frédéric: l’espace de chacun, la façon dont on négocie cet espace, la douceur nécessaire pour ne pas brusquer l’autre, le respect qui vient de la compréhension de cet espace personnel que nous avons tous… tout ça a une portée sociale majeure dans un pays où les gens vivent en concessions (plusieurs habitations regroupées ensembles), mais aussi où les rapports entre réfugiés et autochtones sont tendus pour des raisons d’utilisation du territoire (notamment les terres agraires). Tout à coup, mon simple exercice de théâtre devient un outil de sensibilisation au vivre-ensemble. Et je me dis que Lecoq savait clairement ce qu’il faisait lorsqu’il offrait cet exercice à des jeunes artistes provenant de 45 nationalités différentes… mais quelle révélation ! Comme dirait monsieur Tisseyre : « fascinant! ». Je vais revoir la façon dont je donne ces ateliers, mais surtout la façon selon laquelle j’explique les exercices dans un pays où l’art est d’abord et avant tout un outil de sensibilisation.


On garde la note... et "mmmmmaaaaaaaa"

Geneviève aussi a décidé de réajuster le tir en se concentrant sur les exercices de voix, à la demande des participants. L’échauffement et la technique vocale n’existent pratiquement pas au Tchad. De même, l’utilisation du corps comme outil rythmique semble être une envie très présente. Nous avons aussi réfléchi ensemble sur le fait que Geneviève est la seule femme dans notre groupe, et offre l’atelier à un groupe d’hommes. Il y a quelque chose d’intimidant, surtout dans un pays où le rapport homme-femme est loin d’être le même que chez nous. Selon Taigue, il faut s’imposer, prendre la place, diriger avec vigueur et confiance et ne pas laisser la place au doute pendant l’atelier. Alors il n’y aura pas de problème. On se relève les manches, on respire un grand coup, et ts-ts-ts-tsssss…!







Les toits de N'Djamena


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